Edition
provisoire
Les recours abusifs au secret d’Etat et à la sécurité
nationale: obstacles au contrôle parlementaire et judiciaire
des violations des droits de l’homme
Résolution 1838 (2011)1
1.
L’Assemblée parlementaire considère que le contrôle judiciaire
et parlementaire du gouvernement et de ses agents revêt une
importance cruciale pour l’Etat de droit et la démocratie.
Cela s’applique aussi, et surtout, aux organes dits spéciaux
dont les activités sont généralement tenues secrètes. Les
services de renseignements et de sécurité de l’Etat, dont
l’existence ne saurait être mise en cause, ne doivent
cependant pas devenir un «Etat dans l’Etat» dispensé de rendre
compte de leurs actes, sous peine de l’émergence d’une culture
d’impunité néfaste qui minerait le fondement même des
institutions démocratiques.
2. Dans
leur lutte contre le terrorisme, les gouvernements invoquent
de plus en plus souvent le «secret d’Etat» ou la «sécurité
nationale» afin d’éviter que leurs actions ne fassent l’objet
d’un contrôle judiciaire ou parlementaire.
3. Dans
certains pays, et notamment aux Etats-Unis, la notion de
secret d’Etat est utilisée pour protéger les agents de
l’exécutif de poursuites pénales pour des crimes tels que des
enlèvements et des actes de torture, ou pour empêcher les
victimes de demander des dommages et intérêts. Les Etats-Unis
ont également refusé de coopérer, en particulier, avec les
autorités judiciaires de l’Allemagne, de la Lituanie et de la
Pologne dans le cadre de procédures pénales ouvertes dans ces
pays suite aux nombreux éléments de preuves d’enlèvements, de
détentions secrètes et de transferts illégaux de détenus
(voir
Résolution 1507 et
Recommandation 1754 (2006) et
Résolution 1562 et
Recommandation 1801 (2007) de l’Assemblée).
4.
L’Assemblée reconnaît la nécessité pour les Etats de protéger
efficacement les secrets relevant de la sécurité nationale.
Elle considère toutefois que des informations concernant la
responsabilité d'agents de l'Etat ayant commis de graves
violations des droits de l’homme, comme des assassinats, des
disparitions forcées, des actes de torture ou des enlèvements,
ne sont pas des secrets dignes d’être protégés. Le «secret
d’Etat» ne doit pas être invoqué pour soustraire de telles
informations à un contrôle judiciaire ou parlementaire.
5. Pour
l’Assemblée, il n’y a pas de raisons d’accorder aux
institutions judiciaires et parlementaires une confiance
moindre qu’aux organes exécutifs de l’Etat et à ses agents
pour ce qui est de la protection des secrets légitimes. Comme
le Canada l’a démontré dans l’affaire Maher Arar, il est
possible de mettre en place des procédures spéciales de
surveillance des activités des services spéciaux qui
garantissent aussi bien une protection suffisante des secrets
d’Etat légitimes, qu’une protection des droits et des libertés
fondamentaux.
6. La
surveillance parlementaire des services de renseignements et
de sécurité, civils et militaires, est soit inexistante soit
largement insuffisante dans de nombreux Etats membres du
Conseil de l'Europe. Les commissions parlementaires
permanentes ou ad hoc créées dans plusieurs pays pour
surveiller les activités des services secrets souffrent d’un
manque d’information, celle-ci étant contrôlée exclusivement
par l’exécutif lui-même, le plus souvent, d’ailleurs, par un
cercle très restreint de celui-ci.
7.
L’Assemblée salue le développement de la coopération entre les
services secrets de différents pays, outil indispensable pour
faire face aux manifestations les plus graves de la
criminalité organisée et au terrorisme. Cette coopération
internationale doit cependant être accompagnée d’une
collaboration équivalente entre les organes de surveillance.
Il est inacceptable que des activités concernant plusieurs
pays échappent à tout contrôle du fait que dans chaque pays
les services concernés invoquent la nécessité de protéger la
future coopération avec leurs partenaires étrangers pour
justifier le refus d’informer leurs organes de contrôle
respectifs.
8. Les
médias jouent un rôle crucial dans le fonctionnement des
institutions démocratiques, notamment en enquêtant et en
dénonçant publiquement des actes illicites commis par des
agents de l’Etat, y compris par des membres des services
secrets. Ils dépendent largement de la coopération de
«donneurs d’alerte» («whistle-blowers») travaillant au
sein des services de l’Etat. L’Assemblée réitère sa demande
visant à accorder une protection suffisante aux journalistes
et à leurs sources (Recommandation 1950 (2011) sur la
protection des sources d’information des journalistes), ainsi
qu’aux «donneurs d’alerte» (Résolution 1729 (2010) et
Recommandation 1916 (2010) sur la protection des «donneurs
d’alerte»).
9.
L’Assemblée ne peut que prendre acte avec satisfaction de la
publication, notamment via le site «Wikileaks», de nombreux
rapports diplomatiques qui confirment la véracité des
allégations de détentions secrètes et de transferts illégaux
de détenus publiées par l’Assemblée en 2006 et 2007. Il est
néanmoins essentiel de veiller à ce que la divulgation de
telles informations est effectuée de manière à assurer la
sécurité personnelle des informateurs, des sources de
renseignement et des agents des services secrets. L'apparition
de ces sites Web est également due à l'insuffisance des
informations disponibles et au manque de transparence
inquiétant des gouvernements.
10. Dans
certaines circonstances, notamment dans le cadre de la lutte
contre le terrorisme, des mesures restrictives de liberté et
violant les droits fondamentaux sont prises à l’encontre de
personnes suspectées, sans que celles-ci ne soient informées
des motifs – tenus secrets – des soupçons qui pèsent sur elles
et sans avoir la possibilité de s’adresser à une autorité de
recours indépendante. L’Assemblée réitère l’appel lancé aux
instances compétentes des Nations Unies et de l’Union
européenne dans la
Résolution 1597 (2008) sur les listes noires du Conseil de
sécurité des Nations Unies et de l'Union européenne, visant à
réformer la procédure des «listes noires», afin de mettre un
terme à de telles méthodes arbitraires et de mettre en œuvre
des mécanismes efficaces et respectueux de l’Etat de droit
pour neutraliser les personnes suspectées de soutenir le
terrorisme.
11. Pour
ce qui est des enquêtes judiciaires, l’Assemblée:
11.1.
se félicite des enquêtes conduites de manière
professionnelle par les autorités compétentes allemandes et
italiennes, et qui ont permis d’élucider les enlèvements de
Khaled El-Masri et de Abou Omar;
11.2.
se félicite des règlements amiables conclus par les
autorités britanniques avec les victimes d’abus commis par
les services britanniques, et elle encourage les parties
concernées par l’enquête spéciale menée sous l’égide de Sir
Peter Gibson (annoncée par le Premier ministre en juillet
2010) à conclure sans délai des accords conformes aux
exigences de la Convention européenne des droits de l’homme
(STE no 5) en matière de devoir d’enquête en cas
d’allégations de torture;
11.3.
encourage les parquets lituanien, polonais, portugais et
espagnol à persévérer dans la recherche de la vérité en ce
qui concerne les allégations de détentions secrètes par la
CIA, et invite instamment les autorités américaines à
coopérer avec eux;
11.4.
invite les autorités judiciaires roumaines et celles de
«l’ex-République yougoslave de Macédoine» à engager enfin
des enquêtes sérieuses suite aux allégations détaillées
d’enlèvements et de détentions secrètes impliquant leur
pays, ainsi que les autorités américaines à fournir sans
plus attendre l’assistance judiciaire requise par les
parquets des pays européens concernés.
12. Pour
ce qui est des enquêtes parlementaires, l’Assemblée:
12.1.
se félicite de la détermination dont ont fait preuve de
nombreux membres de la commission du Bundestag
allemand chargée d’enquêter sur l’implication des services
allemands dans les agissements de la CIA, tout en
regrettant que le gouvernement ait persisté à retenir des
informations demandées par la commission au point que la
Cour constitutionnelle fédérale, saisie par les
représentants de l’opposition, s’est vue contrainte de
censurer le comportement du gouvernement; elle déplore,
toutefois, que la fin de la législature n’ait pas permis
de continuer les travaux après le jugement, la commission
ayant été dissoute et n'ayant pas été reconstituée;
12.2.
se félicite de l’enquête de la commission de la sécurité
nationale et de la défense du Seimas lituanien
permettant d’établir que, à la demande de la CIA, les
conditions ont été mises en place pour accueillir un
détenu en Lituanie, tout en constatant que l’enquête n’a
pas permis à ce jour d'établir si des personnes ont
effectivement été détenues et maltraitées dans ce lieu, et
si de hauts responsables lituaniens étaient informés des
agissements de la CIA et des agents du service secret
lituanien (SSD);
12.3.
se félicite des efforts inlassables du All Party
Parliamentary Group visant à établir la vérité sur
l’implication des autorités britanniques dans les
affaires de transferts illégaux de détenus concernant le
Royaume-Uni;
12.4.
déplore le fait que les parlements polonais et roumain se
soient contentés d’enquêtes dont le but principal semble
avoir été de défendre la position officielle des autorités
nationales;
12.5.
s’étonne du fait que le parlement de «l’ex-République
yougoslave de Macédoine» n’ait pas jugé nécessaire
d’engager une enquête sur l’affaire El-Masri, au vu des
résultats clairs des enquêtes européenne et allemande à ce
sujet.
13. Pour
ce qui est des procédures de contrôle des services secrets en
général, l’Assemblée invite les Etats membres et observateurs
du Conseil de l’Europe ne disposant pas encore de structures
équivalentes à mettre en place:
13.1.
un mécanisme parlementaire de contrôle des services
secrets, en assurant à l’organisme de surveillance l’accès
aux informations nécessaires à l’accomplissement de son
mandat, tout en garantissant une procédure qui sauvegarde
les secrets légitimes;
13.2.
des procédures spéciales permettant de traiter sans danger
pour la sécurité de l’Etat des informations légitimement
secrètes dans le cadre des procédures judiciaires pénales
ou civiles concernant les activités des services
spéciaux;
13.3.
une procédure à caractère contradictoire devant une
instance autorisée à connaître toute information sans
limitation, pour décider de la publication ou non, dans le
cadre d’une procédure de contrôle judiciaire ou
parlementaire, d’informations dont le gouvernement
souhaite garder la confidentialité.
14. Pour
ce qui est de la coopération internationale des instances de
contrôle, l’Assemblée invite les parlements participant au
développement du futur «Réseau d’expertise européen relatif au
contrôle parlementaire des services de sécurité et de
renseignement» à examiner la possibilité d’élargir le mandat
du futur réseau ainsi que le cercle de ses participants en vue
d’en faire un instrument efficace de coopération entre les
instances compétentes de tous les Etat membres et observateurs
du Conseil de l’Europe permettant de combler les lacunes du
contrôle parlementaire résultant de l’accroissement de la
coopération internationale entre les services en question.
1 Discussion par l’Assemblée le
6 octobre 2011 (34e séance) (voir Doc.
12714, rapport de la commission des questions juridiques
et des droits de l'homme, rapporteur: M. Marty). Texte
adopté par l’Assemblée le 6 octobre 2011
(34e séance).
Voir également la
Recommandation 1983 (2011). |